Following : quand Kant s’invite dans un film noir de Christopher Nolan

mardi 3 juin 2025 par SocraticDev

Alerte spoiler !

Paru en 1998, "Following" est le premier long métrage du réalisateur anglais Christopher Nolan. C'est un film néo-noir à petit budget. Nolan expliquera plus tard en entrevue sa stratégie d'avoir opté pour le genre du film noir, le noir et blanc et les acteurs peu connus pour séduire un audience peu habitué aux films à petit budget.

Le spectateur a l'impression que ce film lui parle personnellement. Le film noir aurait pour particularité de rendre l'intrigue et les thèmes proposés par l'auteur immédiatement intéressants à l'audience. Le film noir permet de transposer sa propre vie et ses propres craintes sur le grand écran.

Être accusé et reconnu coupable d'un crime qu'on n'a pas commis est certainement une crainte familière. Et pour Bill, le personnage principal, c'est un cauchemar devenu réalité suite à la mauvaise décision de s'amuser à prendre en filature des étrangers dans la rue pour satisfaire sa curiosité et un sens artistique douteux.

"Following" c'est le récit de Bill, un écrivain oisif et curieux. Sa mésaventure commence par sa décision de suivre des étrangers dans la rue pour vivre des émotions fortes et satisfaire une curiosité artistique. En termes kantiens : utiliser les autres comme un moyen de satisfaire des intérêts personnels sans leur consentement.

Pris à son propre jeu, Cobb, un manipulateur aguerri, détecte le manège et confronte Bill. Cobb impressionne par son sang-froid et son apparente transparence. Il apparaît immédiatement faire confiance à Bill en le laissant regarder ce qu'il transporte dans son sac sport.

Pour sa part, Bill s'entête à justifier son passe-temps immoral. En toute mauvaise foi, il communique fièrement les règles qu'il s'est donné pour encadrer son activité d'espion-amateur. Des règles auxquelles il n'obéit pas.

Cobb l'initie rapidement à un niveau supérieur de manipulation. À peine 10 minutes dans le film, on les voit entrer par effraction chez des étrangers et réarranger leurs objets personnels plus par jeu que par intérêt pécunier. Que ce soit par intérêt artistique ou par le plaisir de s'immiscer dans la vie privée d'étrangers, les deux comparses utilisent clairement leurs victimes comme de simples objets avec lesquels ils peuvent s'amuser.

Par-delà ses infractions à la morale kantienne, Bill manifeste une des pires tares détestées par les Grecs de l'Antiquité : l'impudence et la présomption. Il se convainc pouvoir s'émanciper de son mentor et s'arroger les pleins pouvoirs d'une nouvelle carrière de cambrioleur artistique. Il a l’audace de se séparer de Cobb, croyant avoir acquis la maîtrise de son art. Même après avoir reçu une dure raclée de sa part, Bill n'a pas eu la sagesse de réaliser son erreur.

Je ne crois pas que le film "Following" tire ses racines de l'Antiquité grecque. Mais on y retrouve ce thème si commun d'un mortel essayant de voler trop proche du soleil et se faisant royalement démolir par les circonstances.

De la même façon, je ne crois pas que cette œuvre de Christopher Nolan se veut consciemment une illustration de la morale kantienne.

Dès le début, en se donnant le droit de suivre des étrangers dans la rue, le personnage principal commet une infraction à l'impératif catégorique kantien nous enjoignant de ne jamais réduire autrui à un moyen pour atteindre nos fins. Pour Bill, suivre des étrangers dans la rue est excitant et revêt un aspect artistique intéressant pour lui.

Sa rencontre avec Cobb accélère l'infraction à la morale kantienne. Ils se donnent le droit de violer la vie privée d'étrangers et d'impacter leurs vies de façons incongrues. Cobb lui enseigne différentes techniques de manipulations psychologiques ; comment utiliser les faiblesses d'autrui pour atteindre ses fins.

Ces découvertes excitent le personnage principal et la gravité de ses expériences criminelles s'intensifie rapidement.

La punition infligée au personnage principal est une rétribution kantienne plutôt qu'une justice divine.

La morale kantienne est rationnelle. L'idée de s'interdire de traiter autrui comme un moyen d'atteindre nos fins plutôt qu'une personne digne en elle-même provient de la raison. La raison détermine qu'un monde où tout le monde ne ferait que traiter les autres comme des choses à exploiter rendrait toute justice et toute vie en société impossible.

Par ses décisions et ses actions, le personnage principal a symboliquement détruit le fondement rendant possible d'avoir confiance en autrui et d'être traité de façon juste. En traitant les autres comme des outils, il a ouvert la porte à être lui-même utilisé comme le bouc émissaire d'un meurtre qu'il n'a pas commis. Il est devenu le pion dans le jeu d'un joueur plus habile que lui.

Les thèmes de la morale kantienne présents dans le film "Following" de Christopher Nolan sont :

  • l'autonomie : de façon progressive, le personnage principal nie l'autonomie d'autrui en les suivant dans la rue et, ensuite, en pénétrant par effraction dans leur domicile

  • cécité morale : le personnage principal prétend que ses intentions sont nobles. Il désire comprendre les autres et améliorer son art. Toutefois, les intentions ne peuvent pas être une excuse pour commettre des infractions de nature morale

  • l'illusion de contrôle : Bill croit avoir le contrôle et se voit comme une espèce de surhumain pouvant modifier la vie des autres alors que c'est lui-même qui est manipulé.

La grandeur du film "Following" est que l'impudence du personnage principal est punie par le même type d'infraction qu'il a lui même commis. L'ordre moral rationnel défendu par Kant s'impose de lui-même. En s'écartant des limites de la morale rationnelle, le personnage principal devient vulnérable au même type de déshumanisation qu'il a pratiquée sur autrui ; à un degré extrême.